En 2008, lors d’un court séjour à Tanguiéta, j’ai visité un campement de fortune abritant 8 femmes souffrant de fistule, rassemblées dans l’enceinte du Bureau de la Zone Sanitaire, à l’occasion d’une mission chirurgicale. La rencontre avec ces patientes, dépistées par les agents de santé et conduites aux soins par une sage-femme de l’équipe de la zone sanitaire, me mit pour la première fois en contact avec la sombre réalité de la fistule obstétricale. Ce fut pour moi un choc de découvrir la souffrance tant physique que psychologique, endurée par ces femmes, à la suite d’un accouchement. Je garde encore en mémoire l’empreinte indélébile de leurs visages marqués par la peine. Qui peut imaginer qu’une telle affection existe ? A la suite des échanges que j’ai eus avec elles et la sage-femme, j’ai éprouvé le besoin irrépressible de m’engager aux côtés de ces femmes.
Ma formation en sociologie-anthropologie m’y prédisposait. De même que le fait d’être responsable d’une ONG (Essor) créée le 25 novembre 2005 suite à l’expiration de mon contrat de déléguée permanente de la ville de Rillieux-la-Pape (France) auprès de la ville jumelée de Natitingou dans le cadre de la coopération décentralisée. Il se trouvait aussi que mon ONG avait déjà, dans une certaine mesure, entre 2006 et 2008, une collaboration avec l’hôpital Saint Jean de Dieu de Tanguiéta dans le cadre de ses activités de prise en charge médicale et de réinsertion professionnelle des handicapés moteurs détectés dans les communes de Tanguiéta, Matéri et Cobly avec l’appui de la Fondation néerlandaise Liliane. C’est donc tout naturellement que j’ai accepté en mars 2008 de m’impliquer dans l’élimination des fistules lorsque l’hôpital et son partenaire GFMER ont sollicité mon ONG pour renforcer cette lutte par la recherche active et l’assistance des femmes atteintes de fistules pour le traitement médical.
« J’ai eu le privilège de prendre connaissance des problèmes de certaines d’entre elles qui ont été, à un moment de leur existence, exposées à la violence verbale, physique et psychologique. Cette violence s’exprime par des mots blessants et dévalorisants, par la bastonnade, le refus de les associer aux activités familiales ou collectives. Bref autant de comportements hostiles à leur égard qui renforcent les préjugés relatifs à la fistule tels l’envoutement et l’adultère et qui occultent les vraies causes physiologiques et socio-culturelles. »
Je me souviens, comme si c’était hier, de ma première participation à la mission chirurgicale d’octobre 2008 organisée à l’Hôpital Saint Jean de Dieu de Tanguiéta à laquelle Essor a présenté exactement 50 femmes recrutées dans les départements de l’Atacora et la Donga (Nord-ouest du Bénin). Ce nombre de patientes a suscité l’étonnement de tous parce que personne n’imaginait l’existence d’autant de femmes cachées dans les hameaux et villages de ces départements. L’implication de l’ONG et le travail de synergie avec les acteurs à la base (relais communautaires, agents de santé en périphérie, les 5 zones sanitaires et les 9 radios locales) ont porté leur fruit. De deux missions chirurgicales organisées par an, GFMER et l’Hôpital sont passés à 4 avec plus de 100 femmes traitées annuellement. Du jour au lendemain, Essor est devenu une ONG de référence dans le domaine de la lutte contre la fistule au Bénin.
Dans l’accomplissement de cette mission, j’ai parcouru avec mes collaboratrices de nombreux villages et hameaux pour le dépistage, le suivi et la réinsertion des femmes. J’ai été à chaque fois motivée par le sentiment d’être utile à ces femmes victimes de fistules, à la défense de leur cause puisque le rôle primordial de l’ONG porte sur leur détection au sein des populations, activité dont dépend fortement la tenue des missions chirurgicales. Je souligne au passage que la fistule étant liée étroitement à l’intimité des femmes, elles peinent à se déclarer ou à se présenter dans les structures sanitaires. Ma motivation est soutenue également par le rétablissement de la santé des femmes traitées, leur dignité et leur bonheur.
La différence entre une femme porteuse de fistules et celle déjà guérie est édifiante. La première apparait triste, éprouvée et craintive alors que la seconde se présente souriante, épanouie et confiante. La différence des états d’âme de ces deux catégories de femmes est saisissante et renseigne fortement sur les souffrances physiques et psychologiques extrêmes vécues pendant la maladie mais aussi sur les déconvenues sociales et économiques subies (rejet social, solitude, perte de l’activité économique). D’où la nécessité de continuer à sensibiliser nos populations sur cette problématique et l’importance du soutien psychologique, matériel et financier des femmes souffrant de la fistule. La compassion et le soutien à leur égard créeront un environnement de confiance susceptible de les inciter à se rendre spontanément dans les hôpitaux de prise en charge.
Dans le combat que je mène depuis plus d’une décennie contre les fistules, j’ai vécu des expériences aussi enrichissantes qu’éprouvantes. Parmi elles, le partage de la joie des femmes après la guérison, et leur retour à la vie sociale favorisé par les relations établies au cours de leur séjour d’un mois au centre d’hébergement et à l’hôpital de Tanguiéta. Ces liens se poursuivent et s’affinent avec les visites de suivi post-opératoire dans leur localité respective. Ces visites récurrentes permettent d’avoir une meilleure connaissance de leurs conditions de vie, de discuter avec leurs proches. Ce faisant, l’ONG donne un visage humain et social à la prise en charge médicale effectuée à l’hôpital. De nombreuses rencontres m’ont marquée au fer rouge et m’émeuvent encore aux larmes. Je pense par exemple à Ponna une femme de 70 ans opérée en 2009 avec succès et à la paix retrouvée après 40 ans de fistule. « Maintenant que vous m’avez enlevé cette maladie et que vous m’avez ôté cette honte, je peux mourir en paix », m’avait-elle confié un jour.
Les expériences les plus douloureuses sont liées aux situations éprouvantes vécues par certaines femmes au sein de leur foyer, famille ou communauté suite à leur maladie. J’ai eu le privilège de prendre connaissance des problèmes de certaines d’entre elles qui ont été, à un moment de leur existence, exposées à la violence verbale, physique et psychologique. Cette violence s’exprime par des mots blessants et dévalorisants, par la bastonnade, le refus de les associer aux activités familiales ou collectives. Bref autant de comportements hostiles à leur égard qui renforcent les préjugés relatifs à la fistule tels l’envoutement et l’adultère et qui occultent les vraies causes physiologiques (lésion issue d’un accouchement dystocique) et socio-culturelles (mariage d’enfant, accouchement à domicile, dysfonctionnement du système de santé).
Ces femmes sont traumatisées et ont besoin d’un appui psychosocial pour s’en remettre. L’une des histoires qui m’a marquée le plus est celle de Thérèse, victime de mariage forcé à 14 ans, de grossesse précoce non suivie par un agent de santé ayant conduit à une fistule. Elle a subi 10 opérations chirurgicales de 2012 à 2018 à Tanguiéta et se retrouve toujours avec une incontinence urinaire résiduelle. Sa situation à elle seule pose les problèmes liés aux inégalités de genre et en matière de santé.
Mais grâce aux sensibilisations, de plus en plus de familles et d’époux comprennent la situation des femmes et décident de les soutenir en les accompagnant aux centres de santé et en leur apportant le soutien nécessaire. Sans compter les lois relatives à la répression des violences faites aux femmes et aux filles, à la santé sexuelle et la reproduction qui existent au Bénin pour assurer une meilleure protection de leurs droits.
Rafiatou Bassongui Imorou, Directrice de l’ONG Essor
A propos d’ESSOR :